Les mains de Ka-Lêu
RECIT D’UNE RENCONTRE FORTUITE LORS D’UNE MISSION HUMANITAIRE AVEC L’ASSOCIATION SDVF A QUANG NGAI EN MAI 2019 PAR LE DOCTEUR TRAN VAN GIAU
LES MAINS DE KA-LÊU
Une chaleur écrasante associée à un vent chaud venant du Laos , au dispensaire Son Ha , mon dos trempé de sueur , je reçois une petite fille h’rê , habillée d’une chemise blanche délavée et poussiéreuse . Elle a une jolie chevelure noire , ondulée et apparaît inquiète et renfermée .Ses beaux yeux noirs reflètent une certaine mélancolie . Elle s’appelle Ka-Lêu ( titre d’une chanson folklorique des h’rê) et elle a neuf ans .Elle cherche souvent à cacher sa main droite et refuse les soins dentaires , ce qui m’oblige à aller chercher la personne accompagnante qui se trouve être son grand- père maternel .Après quelques échanges celui ci est d’accord pour qu’on soigne les dents de Ka-lêu, qui après quelques phrases de son grand-père en dialecte h’rê se calme et donne son accord .
Comme beaucoup d’enfants de cette région Ka-Lêu ne connaît pas le brossage dentaire et consomme certainement diverses sucreries qui sont des spécialités locales ( caramels , canne à sucre , riz gluant et autres sodas ), son état bucco dentaire est donc catastrophique . Toutes les dents lactéales sont cariées , les quatre premières molaires définitives sont elles aussi fortement délabrées.
Après examen je décide de tenter un traitement conservateur sur les quatre premières molaires définitives dans le but de stabiliser l’occlusion et de favoriser la croissance harmonieuse des arcades dentaires et je fais abstraction des dents lactéales trop délabrées pour être conservées .
J’explique à Ka -Lêu l’importance du brossage deux fois par jour et le danger du grignotage sucré .
Je procède à un curetage manuel des cavités carieuses des molaires en alternant avec un toilettage des cavités par une solution d’eau mélangée à 2 % de calbénium , puis je laisse en place une boulette de coton imbibée d’une solution de parcan pendant 2 minutes , retoilettages ,mise en place d’un fond de cavit, passage d’une boulette de coton mouillée , avant la mise en place d’un verre ionomère .
Les quatre molaires sont mises en légère occlusion .
( Calbenium (airel) : produit de décontamination de l’eau contenant de l’edta, du chlorure de benzalkonium , du tosychloramide, de l’allentoine , de l’aspartam et du sorbitol) .
(Parcan : solution stabilisée à 3% d’hypochlorite de sodium (septodont)
Cavit rose : sulfate de calcium etc
CVI : ciment verre ionomère ( fuji , sdi , 3m …)
(Technique de coiffage indirect utilisée lors d’interventions humanitaires par le docteur TRAN VAN Giau)
Ka- Lêu retrouve le sourire , elle reçoit un petit cadeau de la part de l’association SDVF et semble très satisfaite .Détendue , elle découvre alors sa main droite pour exposer une petite main avec cinq moignons de doigts .
Cela m’interpelle et je me tourne donc vers son grand-père qui me raconte alors cette triste histoire :
Le grand-père prénommé Trung Son est un petit homme frêle , aux yeux fatigués et cernés . Paysan h’rê , il cultive le riz sur les rizières en terrasses au flanc de la cordillère annamitique du centre du Vietnam .
Il commence son récit d’une voix douce , sans l’ombre d’une rancune et se met à raconter l’histoire de sa famille .
En 1968 la guerre du Vietnam fait rage à My Lai . Sous un déluge de feu et de sang des GI de la compagnie Charlie sont fous furieux , il faut tuer , tuer encore pour oublier qu’on a tué . Des cris , des hurlements , des pleurs se font entendre parmi le vacarme des tirs de mitrailleuses.
Soudain comme par miracle une main soulève A-Linh , la grand-mère de Ka-Lêu et l’emporte dans un hélicoptère de combat US pour l’éloigner de cet enfer terrestre que fut My Lai le 16 mars 1968.
Dans cet enfer périrent 504 civils vietnamiens , massacrés par une compagnie d’infanterie américaine . Seulement une dizaine de personnes eurent la vie sauve grâce au courage des pilotes de trois hélicoptères US.
Dans ces années là poursuit il , notre vie est rythmée par le bruit assourdissant des avions cargo UC 123, volant en formation et à basse altitude pour répandre des trainées de poudre devant lesquelles les paisibles villageois h’rê s’émerveillent . En effet cette vaporisation de produits défoliants fait une belle vision rosée au lever du soleil . Ils ignorent alors qu’elle va tout recouvrir , contaminer les puits du village et tuer les arbres des vergers .
Il raconte aussi qu’avec A Linh il a eu cinq enfants . Deux sont morts à la naissance , A Linh est morte à son tour d’une étrange maladie . Nous pensions alors que tous ces malheurs étaient dus à nos fautes dans une vie antérieure . Les malheurs continuent ensuite, et c’est au tour de ma grande fille , la maman de Ka Lêu de partir à son tour , d’ un cancer fulgurant . Elle avait travaillé tous les jours dans les champs , même pendant les épandages de poudre (agent orange).
Ka Lêu ma petite fille est née avec une agénésie de doigts à la main droite , elle a aussi un léger retard mental et de nombreuses absences . Grand père Trung Son sourit légèrement pour essayer de cacher cette tragédie qu’il vit au quotidien sans porter de jugement .
Je terminerai en citant une phrase d’André Bouny :
« Si un jour existe une unité capable de mesurer la douleur et la souffrance , elle devra s’appeler VIETNAM»
NB : ce récit est une fiction mélangée de réalités , mais il nous rappelle que des cas d’enfants nés sans bras ont aussi été signalés récemment dans l’Ain , dans le Morbihan (Guidel) et en Loire Atlantique . Tous les cas signalés avaient pour point commun de vivre en zone rurale .
Merci à Annie pour les corrections et la modération.